Loi “narcotrafic” : un “piège” pour sortir du “piège” ? , Journal du Barreau de Marseille
Avertissement - Le rendu de cet article étant intervenu préalablement à l’examen par l’Assemblée nationale du projet de loi[1], tel qu’adopté par le Sénat, il est attiré l’attention du lecteur sur les évolutions possibles des dispositions examinées. Relativement à cette éventualité, il est espéré qu’elles n’aillent pas davantage, tant et si bien que cela soit encore possible, dans le sens d’un amenuisement des droits de la défense.
Les (trop) maigres concessions[2] accordées par le Sénat aux avocats n’enlèvent rien, hélas, de la dureté des principales dispositions législatives contenues dans ce nouveau projet[3] : extension de l’infraction de participation à une association de malfaiteurs[4], création d’un nouveau délit de publication et d’offres de recrutement liés au trafic de stupéfiants[5] , recours aux « hypertrucages » pour protéger les enquêteurs infiltrés[6], instauration d’un dossier-coffre dans l’utilisation de techniques d’enquêtes particulières[7], expérimentation de procédés d’enquête algorithmiques[8], modification du régime des nullités[9], augmentation du quantum des peines existantes[10], création d’un nouveau parquet du crime organisé.[11]
Véritable coffre-fort juridique et intellectuel dont la profession serait la seule à ne pas disposer de la clé, cette proposition de loi transpartisane ne laisse qu’un faible doute : l’atteinte à l’exercice de la défense pénale sera-t-elle grave ou sera-t-elle irrémédiable ?
Nuit noire dans le coffre
Si nombre d’entre nous s’offusquaient déjà de la pratique de certains magistrats instructeurs qui « rentraient les actes » diligentés par eux au dossier, non sans user d’une certaine forme de malice temporelle, il y a fort à parier que nous regretterons bientôt ce temps béni où nous finissions tout de même par contrôler effectivement quelque chose.
Constatant que « les services de police utilisent parfois des technologies nouvelles et que, lorsqu'ils font tomber un réseau, cet élément, qui relève du contradictoire, peut être communiqué à d'autres réseaux »[12], la proposition instaure un nouvel article 706-104[13] au Code de procédure pénale, censé redonner l’avantage aux enquêteurs en préservant le déroulé de certaines techniques spéciales d’enquête du regard des « narcotrafiquants » et de leurs conseils.
Dispositif inspiré par celui de nos voisins belges[14], ce dossier parallèle et « confidentiel » (sic) exclut du contradictoire réel et effectif les caractéristiques, les méthodes et les modalités de recours[15] à une technique spéciale d’investigation[16], faisant l’objet d’un procès-verbal séparé.
Selon ses partisans, ce trou noir procédural ne devrait pas inquiéter l’état de droit, compte tenu des garanties avancées par le décideur public.
Un premier contrôle de l’opportunité du recours à un tel procédé appartiendrait au procureur de la République ou au juge de l’instruction, qui formeraient une requête à cette fin devant le juge des libertés et de la détention[17].
A ce premier niveau de contrôle, que certains mauvais esprits qualifieraient d’illusoire et de surprenant puisqu’il place le siège et le parquet au même niveau d’initiative succèderait un second, une fois la mise en œuvre de la technique achevée. Ce dernier ne concernerait que le contenu des éléments du dossier coffre et prendrait la forme d’un contrôle systématique par la Chambre de l’instruction, afin d’examiner les éléments du procès-verbal distinct susceptibles d’être versés ou non au dossier de procédure, le tout le plus naturellement du monde, sans débat contradictoire ni avocat.
Troisième niveau de contrôle, une fois le contenu des opérations notifié, l’avocat pourrait enfin espérer se manifester dans un délai restreint de dix jours[18] à compter de sa connaissance du contenu des opérations réalisées, pour contester le recours à la mesure utilisée devant la Chambre de l’instruction[19], qui devra alors s’assurer que ce dossier-coffre était justifié.
Les praticiens et habitués des statistiques judiciaires se rassureront donc des multitudes ordonnances en annulation à venir, devant la Chambre de l’instruction[20]. Ils se féliciteront aussi de l’allégement substantiel de leur charge de travail[21], qui risque d’aller crescendo, face à l’agrandissement probable du dossier-coffre, que les futures réformes ne manqueront pas de suggérer.
Plus sérieusement, il n’est pas déraisonnable de craindre que dans un avenir proche, ce régime exceptionnel n’absorbe le régime de droit commun[22] et que toutes les techniques d’enquêtes finissent par être concernées par ce trou noir échappant en la défense.
Mains parisiennes pour relever les pièges
Avec une mise en place prévue pour le 1er janvier 2026, même si à ce stade le lieu définitif de son implantation n’a pas encore été arrêté[23] il apparait vraisemblable qu’à l’image des autres parquets spécialisés, le troisième du genre[24] participe de l’historique centralisation parisienne.
La logique à l’œuvre reste la même, postulant que la centralisation des efforts déboucherait sur une coordination et une efficacité accrues, décuplée, les procureurs de la République de Paris pourront connaitre de l’ensemble des affaires de criminalité organisée, lorsqu’elles apparaîtraient « d’une très grande complexité, en raison notamment de la gravité ou de la diversité des infractions commises, du grand nombre d’auteurs, de complices ou de victimes ou du ressort géographique sur lequel elles s’étendent »[25].
L’articulation de sa compétence reposerait sur une simple compétence d’attribution en matière correctionnelle[26], et sur un monopole d’exclusivité en matière criminelle ou lorsque le dossier comprendrait un repenti ou un civil infiltré[27].
Outre le risque de « polarisation de la justice pénale et cette forme d'hyper-justice qu'incarnent les différents parquets nationaux »[28], ainsi que le « risque organisationnel » d’une articulation avec les JIRS qui enquêtent, instruisent et poursuivent ces faits depuis vingt ans, subsiste la question de la logique géographique de ce choix.
Si Marseille est l’épicentre de ce qu’il faut combattre, pourquoi donc s’en éloigner au moyen d’un texte qui permettrait en l’état d’attraire l’ensemble du contentieux complexe de la criminalité organisée devant les juridictions parisiennes y compris la phase post-sentencielle d’application des peines, puisqu’un monopole serait également institué au profit des magistrats parisiens[29].
Avec une telle architecture, si d’aventure la future prison hautement spécialisée[30] venait à voir le jour à Arles, que resterait-il de l’accessibilité entre le juge, le justiciable, le marseillais et son avocat du ressort. Cette question déjà délicate pourrait le devenir encore davantage à la faveur de la réintroduction d’un système de postulation qui ne dirait pas son nom pour le contentieux de la liberté et de la détention[31], finalement exclu de la proposition retenue au stade des débats devant la chambre haute.
Par-delà le coffre : complexifier là où l’on prétendait simplifier
Point de tensions important depuis quelques mois, reposant essentiellement sur la croyance erronée que des dossiers de narcobanditisme tomberaient entièrement sur un grief de forme soulevé par l’avocat complice de son client, la proposition relative au régime des nullités n’est pas en reste d’innovations procédurales.
De manière certaine, à l’instant où sont écrites ces quelques lignes, la proposition de loi adoptée par le Sénat fixe plusieurs nouvelles conditions de recevabilité d’une demande de nullité. Elle prévoit une condition de concentration des écritures, exigeant que la demande en nullité récapitule, dans un dernier mémoire déposé devant la Chambre de l’instruction, l’ensemble des moyens de nullités soulevés, à peine d’irrecevabilité.[32] Une condition de communication a également été actée, qui obligera désormais à l’avocat à délivrer sa requête au juge d’instruction, en plus de la délivrance initiale de sa requête aux magistrats de la Chambre de l’instruction[33].
De manière plus hypothétique, s’agissant de la très inquiétante « condition de bonne foi » de celui qui invoquerais, elle est pour l’instant écarté de la proposition de loi.
Cependant la focalisation d’un certain discours politique relayé par des magistrats hélas de premier plan, ainsi que la perspective d’un examen « d’union sacrée face au péril » des députés devant la chambre basse ne sont guère là pour nous rassurer.
Dans un scénario dystopique, donc plausible, l’irrégularité de procédure invoquée ne devrait pas “résulter d’une manœuvre ou d’une négligence de la personne mise en cause”[34]pour être accueillie. Une formulation qui permet d’envisager le pire tant du point de vue l’interprétabilité du critère posé que du contrôle de son auteur.
Perspectives d’hiver au printemps
A l’heure où vous lirez ces lignes le projet aura selon toute vraisemblance été adopté par la chambre basse avec le même enthousiasme que devant la chambre haute[35]. Si un noyau irréductible semble acté, ses contours restent incertains. L’attention médiatique portée à des débats polarisés devant la chambre basse pourrait conduire à un retour du refoulé[36] concernant le procédural des nullités voire un refoulé plus ancien comme celui des planchers de peines. En l’état la seule chose certaine est le doublement des droits fixes de procédure d’ores et déjà acté par la loi de finances 2025.
D’un point de vue du contrôle constitutionnel à venir, outre les inquiétudes générées par une présidence de plus en plus politisée du Conseil Constitutionnel, les considérants à venir risqueraient fort de faire primer les objectifs constitutionnels de sauvegarde de l’ordre public[37] ou de recherche des auteurs d’infractions[38].
Quant à la Cour européenne des droits de l’Homme elle est hélas venue valider le dispositif coffre-belge ayant inspiré le nôtre[39] estimant que « la restriction ab initio des droits de défense… (serait justifiée) et (est) suffisamment compensée par la procédure de contrôle effectuée en amont par une juridiction indépendante et impartiale, à savoir la chambre des mises en accusation », appréciation qu’elle devrait sans doute réitérer en présence d’un dispositif similaire.
[1] L’examen en commission est en cours quant à l’examen en séance publique il est prévu du 17 au 21 mars prochain
[2] Suppression de l’article 20 1°, 2°, 3°, 4° sur le régime des nullités au stade de l’examen du texte par le Sénat. Il est de noter que cela n’empêche pas la réintroduction de ces dispositions à l’occasion du débat à venir devant la chambre basse.
[3] proposition de loi transpartisane, déposée en juillet 2024 et Portée par Étienne Blanc (LR) et Jérôme Durain (PS)
[4] Proposition de loi visant à sortir la France du piège du narcotrafic, art. 9
[5] Idem, Art. 10
[6] Idem, Art. 15
[7] Idem, Art. 16
[8] Idem, art. 8
[9] Idem, art. 20
[10] Idem, art. 9
[11] Idem, art. 2
[12] Etienne Blanc, l’un des deux sénateurs à l’origine du projet
[13] et 706-140-1
[14] l’article 47 du code de l’instruction criminelle belge adopté en 2005
[15] L’article 706-104 I nouveau du CPP précise que le procès-verbal distinct comporte « 1° la date, l’horaire ou le lieu de mise en œuvre ou de retrait des techniques spéciales d’enquêtes ; 2° leurs caractéristiques de fonctionnement ou leurs méthodes d’exécution ; 3° les modalités de leur installation ou de leur retrait (…) »
[16] Les mesures d’enquêtes pouvant faire l’objet d’un dossier-coffre sont les suivantes : l’accès à distance aux correspondances électroniques (art. 706-95 à 706-95-3 du CPP), l’interception des données techniques de connexion et correspondances par voie de communications électroniques (art. 706-95-20 du CPP), la sonorisation et les fixations d’images de certains lieux ou véhicules (art. 706-96 à 706-98 du CPP), la captation des données informatiques (art. 706-102-1 à 706-102-5 du CPP)
[17] Art. 706-104 II nouveau du Code de procédure pénale.
[18] Le caractère effectif d’un tel recours dans des dossiers volumineux peut d’ailleurs sembler éminemment illusoire
[19] Art ; 706-104 II ter nouveau du Code de procédure pénale
[20] En dépit de l’inexistence chiffres officiels sur la question nous sommes très enclin à valider l’analyse de notre confrère Me Samir BOUCHAMA qui faisait remarquer que a minima au moins localement et à notre connaissance, le JLD rendu aucune ordonnance de refus de perquisition, pas plus que la CHINS n’avait relevé d’office un moyen de nullité d’office dans le cadre de son contrôle comme le lui permet pourtant l’article 206 du CPP.
[21] Qui n’ira pas pour déplaire à M. R.A
[22] A l’image de l’applicabilité toujours plus étendue des techniques spéciales d’enquêtes pourtant initialement réservée au terrorisme et désormais applicables aux infractions de droit commun.
[23] Des voix du paysage judiciaire Marseillais se sont exprimées pour soutenir une implantation marseillaise
[24] parquet national financier (PNF), créé par la loi du 6 décembre 2013, et le parquet national antiterroriste (PNAT), créé par la loi du 23 mars 2019
[25] Art. 2, Proposition de loi, créant un nouvel article 706-74-1 I. du Code de procédure pénale
[26]c'est à dire qu’il ne serait saisi que des dossiers présentant “une très grande complexité”
[27] Rapport sur la Proposition de loi visant à sortir la France du piège du narcotrafic et sur la proposition de Loi organique visant le statut du procureur national antistupéfiants, p.32
[28] « Le parquet national anticriminalité organisée : vers une justice d'exception ? », Jean Baptiste PERRIER, Recueil Dalloz 2024 p.2240, D. 2024. 2240
[29] Art. 2 de la proposition de loi, intégrant un nouvel article 706-74-1 II au Code de procédure pénale
[30] Visite du Garde des sceaux, Gérald Darmanin, le 14 février 2025 dernier à la maison centrale d’Arles pour bâtir la prison aux cent plus importants narcotrafiquants.
[31] Disposition de l'article 20 pour l’instant écartée qui prévoyait en matière de criminalité organisée, le recours à un avocat du ressort pour déposer une demande de remise en liberté
[32] Article 198 alinéa 1er du Code de procédure pénale
[33] Article 173 alinéa 3 du Code de procédure pénale
[34] Articles 115, 171 et 173 (Instruction) ; articles 198 et 206 (Chambre de l’instruction) ; article 385 (Tribunal correctionnel) ; article 591 (Cour de cassation) du Code de procédure pénale
[35] 338 voix pour et 1 voix contre
[36] les quelques concessions accordées par le Sénat aux avocats
[37]Conseil Constitutionnel, Décision DC n°82-141, 27 juillet 1982, §5
[38] Conseil Constitutionnel, Décision DC n°96-377, 16 juillet 1996, §16
[39] Van Wesenbeeck c. Belgique, CEDH, 23 mai 2017