Palerme, Medellín…Marseille…La « narcohyperbole » de trop ?, Journal du Barreau de Marseille, Mars 2025
Frénésie normative
Les auteurs classiques insistent unanimement sur la nécessité d’un droit stable[1], prévisible, clair, socialement justifié qu’ils concevaient comme autant de garanties de prévisibilité, d’acceptabilité et de justesse de la régulation sociale envisagée.
Qu’opineraient-ils de la frénésie textuelle à laquelle nous assistons impuissants depuis une trentaine d’années où, le législateur pénal ajoute, rectifie, déroge, durcit ce qui était déjà fait d’acier, le tout au diapason d’un rythme infernal, se dédiant tous les six mois ce qu’il avait pourtant érigé au rang de solution au problème la veille.
Ce scénario, loin d’être simplement fictionnel, est celui du droit des stupéfiants et de la criminalité organisée. Depuis les années 1970[2], rien que pour le cannabis, qui semble être considéré aujourd’hui comme l’épicentre du mal, une loi est votée tous les sept mois. Le métronome du Droit de la criminalité organisée bat quant à lui le tempo d’un texte refondateur tous les cinq ans[3].
Le « piège » des mots du narcotrafic
A la frénésie normative évoquée ci-dessus vient s’ajouter une surenchère d’images et de mots qui surgissent dans le débat public et parlementaire pour justifier de la nécessité de durcir demain encore l’acier pourtant mainte fois trempé d’hier.
« narcotrafic », « narcomicide », « piège », « guérilla », « mexicanisation », « cartellisation », « menace démocratique »… Sans pouvoir être catégorique sur le fait de savoir si la « guerre » est dans nos rues elle est assurément dans nos mots.
A la question que se posent certains commentateurs avisés de savoir s’ils traduisent justement notre réel, il conviendrait d’en ajouter une seconde, celle de l’avenir de ces mêmes mots, à l’occasion de l’examen d’un nouveau texte dans quelques mois si la situation venait à se dégrader.
Faudra-t-il parler de « guerre totale de survie de l’État » ?, de la « mère de toutes les batailles » ? ; de « sacrifice ultime et nécessaire pour la survie de la démocratie menacée par les cartels ». Et ces hommes quels vocables nous restent-ils pour les nommer demain : « narcoterroriste » ?, « narcosoldat » ? « narcosicario »[4] ?
« Narcomémoire » … « narcomnésie » ?
S’il ne viendrait à l’esprit de personne de nier le caractère inquiétant et choquant de l’expression spectaculaire d’une certaine forme de délinquance rajeunie, il n’apparait pas pour autant déraisonnable de nous replonger dans un passé récent pour juger de la justesse des mots choisis pour justifier les changements que nous allons subir.
Sur ce chemin qui commence par la Sicile, le non « narcomnésique » se remémorera que dans les années quatre-vingt et quatre-vingt-dix à Palerme, dans un laps de temps très restreint ce ne sont pas moins de neuf magistrats – dont le plus emblématique d’entre eux qui sont devenus les martyrs d’une faillite de l’État dans sa lutte contre le crime organisé[5]. A ce chiffre inquiétant et sanglant s’ajoutent familles et escortes policières dans des proportions plus importantes encore.
Les représentants de l’État et les forces de l’Ordre ne furent pas en reste face à une frénésie meurtrière ne reculant pas devant le grade de ses victimes : préfet de police, directeur de la police judiciaire, député, maire, président de région, enquêteurs, le carnage n’épargna personne.
L’escale mexicaine détonne statiquement tout autant dans le monde de celui qui s’intéresse au chiffre, à Tijuana, qui n’est pourtant pas la ville la plus criminogène du Mexique, le taux d’homicide imputable au trafic de stupéfiants est de 138,26 pour 100 000 habitants[6]. Si derrière les chiffres ne se cachaient pas des larmes et du sang, la situation marseillaise ferait presque pâle figure avec son taux de d’homicide toute cause confondue de 4,1 pour 100.000 habitants[7] en 2023.
Enfin l’atterrissage en Colombie impose le silence. En 1985 la Cour suprême et Conseil d’État subissent l’assaut d’un un commando lourdement armé, en plein débat judiciaire relativement au Traité d’extradition des « narcos » signé avec les Etats-Unis.
L’issue ne pouvait être que macabre, cent morts[8] en quelques jours, un palais de justice en proie aux flammes et 6000 dossiers en cours disparus.
Cette énumération sommaire se termine ici et laisse place à une question gênante à l’attention de ceux qui devraient justifier des mots qu’ils choisissent … tout ceci est -il bien raisonnable ?
Le paradoxe des « narco-consommateurs »
Si l’hypothèse de la « narcométamorphose » française et marseillaise semble peiner à résister à une lecture somme toute sommaire des chiffres et des faits, ces même chiffres laissent apparaitre que notre pays est surtout habité par des français, de plus en plus consommateurs de produits stupéfiants.
Le dernier rapport de l’OFDT[9] du 15 janvier 2025 souligne que 21 millions de français ont déjà expérimenté une substance illicite, c’est-à-dire presque 4 personnes sur 10[10]. 1,4 million de français consomment des produits stupéfiants régulièrement (c’est-à-dire au moins 10 fois au cours d’un mois)[11]. Pour ce qui concerne le cannabis les chiffres sont plus éloquents encore la France avec une consommation en progression constante[12], est le premier consommateur de cannabis en Europe[13]
Plus remarquablement encore cette nouvelle loi coïncide avec la première enquête d’opinion publique[14] qui depuis le vote de la loi fondatrice sur les stupéfiants de 1970, laisse apparaitre qu’une majorité de français sont favorables à la « dépénalisation du cannabis ». Le symbole gêne encore davantage dans son détail, puisque le taux d’adhésion des français est de 8 points supérieur à la précédente mesure réalisée par le même institut en 2017[15] et près de deux fois supérieur à celui de la première enquête réalisée sur la question en 1970[16]. « Last but not least »[17], de manière plus stupéfiante encore la majorité des français[18] semble penser que la vente de cannabis sous le contrôle de l’État serait plus efficace que l’interdiction pour lutter contre les trafics.
En des termes plus clair, paradoxalement, la hausse de l’acceptation sociale et de la consommation, débouche en France sur une radicalisation de la réponse pénale et du discours.
« Narcofutur »
Si les quelques lignes qui précèdent sont une tentative de faire le constat d’une inflation normative, sémantique et répressive, décorrélée de toute nuance et rationalité, restent une succession de questions qui à ce stade n’ont pu trouver une réponse efficace de notre part. Comment réagir face à cet agenda politique et médiatique qui écrase sur son passage l’agenda pourtant pluri séculaire d’un Droit qu’il nous a couté de construire ? Comment pouvons nous devenir audible auprès de l’opinion publique et des décideurs publiques qui semblent ne plus entendre les suppliques de notre profession depuis que cette mécanique infernale s’est instaurée ?
L’auteur de ces quelques lignes contemple avec perplexité et inquiétudes ces questions qu’il souhaitait partager modestement avec ses confrères, avec la volonté de tenter de mieux nommer les choses afin de ne pas ajouter « aux malheurs du monde »[19].
[1] Tacite, dans Annales, Livre III : « Plus l’État est corrompu, plus il y a de lois » ; Montesquieu, dans De l’esprit des lois (1758) : « les lois inutiles affaiblissent les lois nécessaires »
[2] Première Loi n°70-1320 du 31 décembre 1970 relative aux mesures sanitaires de lutte contre la toxicomanie et à la répression du trafic et de l’usage illicite des substances vénéneuses
[3] Première loi dite Perben en 2004 puis 2011, 2014, 2016 et enfin 2025
[4] © Romain AUDET
[5] « Corleone » Mosco Levi Boucault, Arte production, 2019, Le documentaire retrace le destinée d'un homme sanguinaire aux apparences humbles, Corleone, tout autant que l'histoire d'une organisation mafieuse, Cosa nostra, devenue tout-puissante dans la Sicile des années 1980 et 1990.
[6] Ibid.
[7] « les forces de police à Marseille », Rapport de la Cour des Comptes, 2024
[8] dont une dizaine de magistrat et le propre président de la Cour suprême
[9] L'Observatoire français des drogues et des tendances addictives (OFDT)
[10] OFDT (Observatoire français des drogues et des tendances addictives) Tendances, 15 janvier 2025
[11] Idem.
[12] OFDT, multiplication par 4 en 30 ans
[13] OFDT 44,8% des 15-64 ans ont expérimenté le cannabis dont 5 millions plusieurs fois dans l’année
[14] Étude Ifop, « enquête sur la position des français sur l’usage du cannabis », 2025, réalisée du 11 au 17 mai 2021 auprès d’un échantillon de 2 025 personnes, représentatif de la population française âgée de 18 ans et plus résidant en France métropolitaine
[15] 43% en 2017
[16] 27% en 1977
[17] Mes excellents confrères apprécieront
[18] 62%
[19] Mal nommer les choses, c'est ajouter au malheur du monde », Albert CAMUS